Rue Maghin 95, à Liège
Du mardi au samedi
de 10h à 18h

Accueil > Coups de coeur > Le voleur de voituresTheodore Weesner, traduit de l’anglais par Charles (...)

Le voleur de voituresTheodore Weesner, traduit de l’anglais par Charles Recoursé, septembre 2015, Tusitala, paru en poche au Livre de poche en 2017

« Partir, s’évader, c’est tracer une ligne. »

Il y a ce dialogue relativement célèbre de Claire Parnet et Gilles Deleuze, intitulé « De la supériorité de la littérature anglaise-américaine » dans lequel le philosophe explique : « Fuir, c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie. On ne découvre des mondes que par une longue fuite brisée. La littérature anglaise-américaine ne cesse de présenter ces ruptures, ces personnages qui créent leur ligne de fuite, qui créent par ligne de fuite. ». Franchement, je ne cite pas Deleuze volontiers, je n’ai pas la prétention de le connaître assez et puis on va (encore) nous traiter d’élitiste ! Mais là, la lecture de l’un m’a immédiatement rappelé la lecture de l’autre ! Le voleur de voitures c’est l’histoire d’Alex, 16 ans, qui se fait choper après le vol de 14 voitures et qui se retrouve enfermé dans une maison de redressement. Des histoires de fuites, de ruptures et de créations, librement inspirées de la vie de l’auteur, Theodore Weesner qui accouche ici de son premier roman, écrit en 1972.
Qu’est-ce qui pousse Alex à piquer des voitures ? Il serait facile d’accuser le climat délétère qui règne à la maison depuis que la mère est partie, et que le père boit plus que de raisons. Ça fuite pas mal du côté des parents... ça c’est ce que souhaitent entendre l’assistant social et le juge. Mais la réalité, beaucoup plus complexe se dessine très lentement, et ne sera jamais totalement dévoilée. La subtilité du fond contraste avec la brutalité de la forme.
On sent un jeune conducteur au volant d’une grosse cylindrée, si je puis oser ce genre de comparaison (c’est souvent ce qui fait le charme des premiers très bons romans). Le récit avance par à coup : on est trimballé d’une époque de la vie d’Alex à une autre sans crier gare, les ellipses sont nombreuses. Les flah-backs, les fondus enchaînés et les longs travelings, bref, tous les ingrédients des films américains sont également présents dans le roman. Il y a aussi ces surprenantes ruptures de rythme : on passe brutalement d’une course poursuite en voiture (une scène assez rare en littérature), le paysage défile à toute vitesse, le visage du héros est tendu, le suspens est à son comble et le lecteur retient son souffle, à de longues séquences de siestes et d’ennui dans le huis-clos étouffant d’un centre de redressement. Ça chahute le lecteur, qui en redemande !
Pour dire aussi toute la beauté de cette œuvre, il faudrait pouvoir évoquer sa fin, abrupte et violente, sans en dévoiler le contenu. Exercice trop périlleux pour le continuer plus longtemps... Ces dernières pages ne laissent aucun doute : nous venons d’assister à la naissance d’un « grantécrivain ». Ce passage sur le rangement des livres devrait suffire à vous convaincre de la beauté et l’originalité de l’écriture de Theodore Weesner : « Les livres terminés s’entassaient sur l’étagère en haut de son placard, au fond, hors de vue. Pas parce que les couvertures montraient des chemisiers déchirés qui révélaient de la peau, mais parce qu’il arrivait que les mots disparaissaient en tant que mots et alors c’était lui qui apparaissait, et sa vie jamais racontée était racontée l’espace d’un instant, et exposée, et il éprouvait le besoin de la camoufler dans son placard. ».
La jeune maison d’édition Tusitala nous fait un très beau cadeau pour la rentrée avec la traduction de cet auteur né en 1935 et mort en juin de cette année. On apprécie également le soin que ces éditeurs talentueux portent depuis deux ans au graphisme, au papier choisi et à la traduction. Tant qu’on y est, on ne saurait trop vous conseiller de lire l’ensemble de leur catalogue, qui fait la part belle à la littérature étrangère, notamment aux traductions d’auteurs islandais et américains. Et s’il ne faut en citer qu’un, nous choisissons l’auteur gonzo Oscar Zeta Acosta, dont les deux volets de son autobiographie Mémoires d’un bison et La révolte des cafards constituent un témoignage rare et puissant sur le mouvement de lutte chicano.

Portfolio