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La Montagne de Valfret, Fremok.

En 2023 Valvret publiait au Frémok Un et demi, un récit d’adolescence trouble et intense, situé quelque part entre champs de monoculture et zones commerciales périurbaines. Les aquarelles abstraites et les textes lucides défilaient dans un album épais, compact ; de la taille d’un pavé. Avec La Montagne, son nouvel album publié cet hiver, il nous offre un 24*32 cm, diamant brut comme sa couverture sans pelliculage. 32 cm, c’est assez haut pour atteindre une zone agricole de moyenne montagne, tandis qu’avec 24 cm de large, le brouillard a de quoi se répandre toute une journée.
Fils et petit-fils de paysans, le jeune narrateur de cette histoire de province somme toute assez banale, refuse son destin agro-alimentaire en regardant, du haut de « la dent du pauvre », le spectacle imprévisible et violent des patelins alentours : austérité budgétaire, suicide d’exploitant, feu volontaire... Le temps s’effile entre angoisse et extase. Il goûte l’épaisse fumée artificielle et la langue de Luca. Il sent le gasoil, les manœuvres militaires, le cochon grillé. Et prend des allures de lac sans fond, de pays sans nom, de gouffre cosmique. Orphelin et sans visage, face à un besoin de consolation impossible à rassasier, le narrateur restera sous les effluves de chèvre feuille, main dans la main avec sa sœur. Sous le vent qui balaie les sapins, dépouillé, il couvera sa place et s’efforcera de ne rien penser pour continuer à glisser ses doigts fins sur l’horizon d’un corps aimé.
En plus d’un récit expressionniste parfaitement tenu où perceptions intimes, explorations intérieures, relations au monde, et extrême-droitisation de l’époque dérivent, La Montagne fabrique des moteurs narratifs à partir de tout ce qui constitue l’album graphique. Excluant quasi totalement la représentation des visages et des personnages, laissant sa peinture tendre vers l’abstraction s’il le souhaite, Valfret donne toutes ses possibilités expressives à son coup de pinceau, au rapport texte/image, au montage des plans, aux rythmes, aux formes, aux couleurs, aux sujets qu’il montre. Rien n’est secondaire dans son ouvrage, tout est traversé par le désir de dire.
J’aime dans sa peinture la vigueur folle de certains ciels, dans ses cadrages de champs le glissement irrémédiable du plan vers le bas-côté. J’aime la grande finesse des fils électriques, des branchages, la solitude glacée du béton, le flou des fumées. J’aime la lourdeur, l’expansion, le gonflement, le débordement de l’eau sur la terre comme au ciel. J’aime la transformation des peintures par les textes, sans empêcher leur mouvement, leur consistance, comme nuages au vent. J’aime l’écriture peinte qui équilibre la relation sensuelle qu’entretiennent texte et image. J’aime aussi les détails pointus, presque coupant d’une grange, d’une tôle, d’un graffiti maladroit sur un mur d’aggloméré. J’aime ce chemin de remembrement, ouvert comme une plaie mal soignée, rappelant le Van Gogh des derniers tableaux. Ou encore les pêchers en fleurs, la rivière et ses bords, et la lumière dans tout ça.
Chez Valfret l’importance du sujet est lié à son traitement : la manière dont le sujet est montré ne peut être liée qu’à l’état dans lequel se trouve celui qui le montre. On sent le corps et l’état du corps qui raconte, qui peint. On le voit, l’abandon de la représentation du personnage stimule chez le lecteur la recherche avide du personnage dans l’ensemble des éléments offerts à sa vue. C’est stupéfiant de réussite.
Dans La Montagne, Valfret est capable d’un réalisme figuratif d’une maitrise rare - comme Rimbaud faisait des sonnets à 15 ans – mais lui préfère l’excitation du dérèglement narratif, l’appétit des langages, et n’ayant rien à prouver, les accidents de pinceaux qu’il chevauche farouchement.
Un texte de Pierre-Nicolas Bourcier, libraire à la Grande Ourse.