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J’ai ouvert Le génie sous la table d’Eugène...
J’ai ouvert Le génie sous la table d’Eugene Yelchin après avoir longuement observé l’excellente couverture de l’ouvrage. Avant même la première ligne, j’apercevais les contours du roman. Je salue ici le travail éditorial de l’école des loisirs, capable de laisser voir dès l’habillage du livre, les éléments constitutifs du corps de l’œuvre.
Pour cette notice, je me propose de décrire ce qui compose la première et la quatrième de couverture et de rendre compte des hypothèses narratives qui me sont venues à la lecture de cette double page illustrée, de ce premier rapport entre textes et images. D’une certaine manière, je joue à prendre la posture de celui ou de celle qui vient en librairie pour « jeter un coup d’œil », prenant un livre en main, le reposant, en prenant un autre, jusqu’à se décider à repartir avec celui qui lui aura donné l’envie.
Au premier coup d’œil, je sais que Le génie sous la table est un livre de littérature pour enfant. Le fond bleu, le trait des illustrations (bien qu’il évoque le dessin de presse aussi), les choix de polices. Aucun doute, je tiens en main un roman jeunesse. Au poids et à l’épaisseur du volume, je dirais pour 10 – 12 ans.
Sur la première de couverture on peut lire tout en haut, centré, le nom de l’auteur. Police fine, presque discrète. Dessous, à droite, le titre dans une police à empattement, plus grasse, évoquant l’enfance, l’imaginaire ou la fantaisie. Surmontant le titre, un crayon de papier rouge sur lequel on peut lire une inscription en alphabet cyrillique. Sous le titre, une immense table en bois recouverte d’une épaisse nappe rouge. Sous ce titre, sous cette table, sous cette nappe, un jeune garçon de 8 ou 10 ans, couché sur le ventre, plutôt à son aise, le visage reposant sur ses poings, face au public. Il nous observe, malicieusement je dirais. Ses sourcils interrogent légèrement, son regard est mélancolique, sa bouche presque rieuse. Entre ses coudes appuyés au sol, un autre crayon de papier rouge. Tandis que debout, derrière la table, une femme, probablement sa mère, se cache les yeux de l’avant-bras, comme le font les tragédiennes. La scène est théâtrale : l’enfant est conscient de notre présence tout autant que de celle de sa mère, les plis de la nappe rappellent le rideau de scène, et la maman, désespérée du comportement de son fils, surjoue la désapprobation.
Avec cela, m’est venu ceci. La scène est en URSS. Le rouge et l’alphabet russe bien sûr, mais aussi quelque chose dans le trait et la teinte des couleurs qui renvoie à un passé proche. Je ne me sens pas dans la Russie du XXIème siècle mais du XXème. Le personnage principal est le garçon. Il semble être le génie dont parle le titre. Si j’en crois sa position – sous la table, et le complément circonstanciel de lieu du titre « sous la table ». Il n’a pourtant pas l’air d’un génie. En tous cas, pas d’un génie reconnu. Sa mère ne le laisserait pas sous la table. Elle le montrerait sur la table, qui deviendrait podium, piédestal. Alors qu’ici la mère ne veut pas voir ça. Elle ne veut pas le voir là-dessous se montrer à nous. Peut-être est-il caché pour être protégé ? Mais alors elle se précipiterait pour l’empêcher de se montrer. Elle le laisse faire, seulement elle s’en désespère. Et lui ne craint pas d’être vu, peut-être même cherche-t-il à être vu. Mais cherche-t-il a montré son génie ? Il semble plutôt ne pas se préoccuper de la réaction de sa mère, ne pas se soucier de cette question du génie. Enfin, la composition générale de la page empile les masses. Le jeune garçon est sous l’imposante table, elle-même sous le pesant titre.
De l’autre côté du livre, en haut à gauche, je lis l’accroche de 4ème de couverture. J’y apprends que l’histoire se déroule à Léningrad, à l’époque soviétique, que Yevgeny (Eugene en russe) vit avec sa famille dans un petit appartement partagé, espionné par le KGB, et qu’il faut lui trouver un talent pour qu’il devienne virtuose et obtienne un peu de confort. Parce qu’en Union Soviétique si l’on veut un appartement sans colocataire et sans espion, c’est comme ça. Point c’est tout. À l’autre bout de la longue table qui va de la 1ère à la 4ème de couverture, deux autres personnages sont mis en scène. Le père et la grand-mère. Lui en pyjama, à la coiffure dégarnie et ébouriffée, plié en deux, le nez et les yeux pointés vers le fils apparu sous les plis de la nappe. Il n’en revient pas de ce qu’il voit. Derrière lui, droite, bras croisés, le corps frêle mais solide de la grand-mère. Elle observe l’enfant, souriante, sans rien faire. Elle porte une robe bleue aux motifs rappelant ceux de la nappe rouge. Enfin, en bas à gauche je lis « Traduit de l’anglais par Maurice Lomré ».
Après ceci, j’ai pensé comme ça. « De l’anglais ? Au nom de l’auteur et à la trame du roman, j’aurais cru à une traduction du russe… » Pourtant il n’y a aucun doute, l’histoire se passe sous le régime soviétique. Le père ressemble à l’image que je me fais des intellectuels communistes. Même si en maillot de corps je ne l’imagine pas enseignant ou écrivant son grand œuvre. Ils me font rire ses personnages – surtout le père et l’enfant. La grand-mère ne dit pas tout de ce qu’elle pense, et la mère en fait beaucoup. L’enfant a une grande force, malgré tous les regards qui convergent vers lui, malgré l’écrasement sous l’empilement du crayon russe, du titre qui certifie le génie et de la table nappée du tissu au motif de la grand-mère, de l’aïeule, de l’histoire familiale. Malgré tout cela il me regarde, et en me regardant, il sort toute la scène du huis clos.
Après la lecture des deux pages de couverture, je comprends que le personnage du roman est l’auteur enfant. Le Génie sous la table est un récit autobiographique. Conscients du recul, de la mise en scène de soi, que produisent l’écriture et le dessin dès lors que l’on donne à lire et à voir ses souvenirs, l’auteur et l’éditeur ont décidé de figurer ce jeu (théâtral) sur les pages de couvertures du livre. Pages elles-mêmes à fonction théâtrale : l’art de la couverture est l’art du boniment des crieurs et crieuses, l’art d’attirer le public pour qu’il ouvre et lise le spectacle du livre. Ce que je fis, séduit par la cohérence de la forme.
La grande force du Génie sous la table tient à la maitrise et à la justesse du propos. Pas un mot de trop, pas un trait inutile. Tout fait sens. Rien n’est tu, rien n’est surjoué. Comme l’indique Maurice Lomré, traducteur merveilleux, c’est lors d’une rencontre avec une classe qu’Eugene Yelchin s’est mis à parler de son enfance en URSS dans les années 50-60. Lors de ces échanges, les élèves désireux d’en savoir plus sur ce qu’était la vie en kommunalka, sur la signification des expressions rideau de fer ou guerre froide lui ont soufflé l’idée d’écrire un livre. Il y dans cet ouvrage un talent inouï qui donne une tournure romanesque au désir didactique de Yelchine d’expliquer ce qu’a été son enfance à cette époque, dans ce pays et dans cette famille. Expliquer, détailler, documenter, avec rigueur, modestie et humour.
Pierre-Nicolas Bourcier
Un bonus : l’accès au dossier pédagogique ici : https://media.ecoledesloisirs.fr/fichiers/DP-LeGenieSousLaTable.pdf